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Entretien avec le réalisateur du film "JE TE SURVIVRAI" : SYLVESTRE SBILLE



D’OÙ EST VENUE L’IDÉE DU PUITS ?
 
Un ami proche venait de me raconter une histoire vécue, une expérience traumatisante d’enfermement dans un ascenseur. Des années plus tôt, en plein hiver, il était venu repeindre un appartement dans un immeuble désert. L’ascenseur s’est bloqué alors qu’il repartait. C’était avant les portables, personne n’allait s’inquiéter avant deux, trois jours. Au bout de deux heures, la veilleuse s’est arrêtée, il était dans le noir complet avec 10 litres de peinture inutilisée et une demi bouteille d’eau. Dans le noir, le temps se met à passer beaucoup plus lentement, l’esprit perd pied, c’est l’horreur. Pour tenir le coup mentalement, il a commencé à parler tout seul, à déclamer tout ce qu’il connaissait par cœur. Ensuite, le stade suivant, ce sont les serments : on jure de faire ceci ou cela quand on sortira, de donner un sens à sa vie. Le troisième stade, celui dans lequel on l’a retrouvé, c’est celui de la prostration. Comme je suis pervers, je me suis dit « Quelle bonne idée pour une comédie ! »... 
L’idée du puits m’est apparue comme une évidence : un lieu d’autant plus riche qu’il est étroit. Une situation dramatique très large, puisque celui qui s’y retrouve prisonnier va passer par toutes les couleurs de l’arc-en- ciel, d’un point de vue émotion. Surtout s’il a quelqu’un au-dessus de lui... Quelqu’un sur qui il n’a aucune prise, ou si peu... 
L’enfermement, par définition, oblige les gens à se dépasser. Il fait apparaître notre humanité, c’est un révélateur puissant, le rêve de tout cinéaste.
 
POURQUOI AVOIR CHOISI COMME HÉROS UNE « GRANDE GUEULE » ?
 
Au départ, il s’agissait d’un être normal, on le voyait évoluer, s’enliser, perdre courage, en regagner, au fur et à mesure de son duel avec sa voisine. Il perdait ses repères et c’était donc de plus en plus difficile pour lui de « vendre cher sa peau », de courtiser sa meilleure ennemie. Son animalité ressurgissait.
 
Et puis est venue l’idée de ma compagne et coscénariste, Emmanuelle Pirotte. On avait éteint la lumière. Tout à coup j’entends : « - Tu dors? – Non... - Tu sais quoi ? C’est Damien qui est dans le puits ! » Damien, le gérant de l’agence immobilière où elle avait travaillé pendant trois mois, quelque temps auparavant. Le prototype de la grande gueule insupportable, mais super attachante. C’était lui ! Une personne qui est toujours dans la démonstration, dans le too much. Pour lui, un séjour dans un puits, c’est pire que pour quiconque. On a basculé alors doucement du sérieux de la situation, à de la survie avec un twist : celui de l’humour. Le dialogue qui s’établit n’est pas seulement celui du duel, ça devient celui de la fable, c’est La cigogne et le renard, on se regarde en chien de faïence, chacun campe sur ses positions... Jusqu’à ce qu’on fasse réellement connaissance, que les masques tombent, et que la situation évolue vers plus d’humanité, de poésie, une certaine séduction...
 
COMMENT AVEZ-VOUS DÉVELOPPÉ LE PROJET ?
 
Mon producteur, André Logie, a montré un teaser à Alain Attal, qui y a vu quelque chose qui lui plaisait... À la base, l’idée du teaser, c’était de tourner quelques minutes à l’arrache, susceptibles de faire passer l’esprit du film à un potentiel investisseur, selon l’adage bien connu : « un petit dessin vaut mieux qu’un long discours ». On s’est retrouvé à 4 dans les souterrains de la Citadelle de Namur, avec Renaud Rutten, le chef op et l’ingé son, et André qui allait en personne parler aux touristes pour faire diversion et assurer un minimum de silence pendant les prises.

On découvre Joe, à la fois drôle et émouvant, à se filmer lui- même avec son téléphone, pour réclamer du secours... ou pour dicter ses dernières volontés. 
Trois semaines plus tard, André emmène ça à Cannes. Objectif: aller chercher 300 000 euros en France, pour retrouver approximativement le montant que nous n’avions pas eu du Centre du Cinéma et permettre d’apporter des financements complémentaires (Wallimage, RTBF, tax shelter...).

Le samedi soir le téléphone sonne. C’était André. J’avais pratiquement oublié qu’il était à Cannes. Il m’annonce qu’Alain Attal (NE LE DIS À PERSONNE, LE CONCERT, POLISSE...) « monte » sur le film. André et Alain venaient de finir le tournage de POPULAIRE, et Alain a eu un coup de cœur pour notre projet. Au bout de quelques jours, Alain nous a amené Wild Bunch, Mars Distribution, FTD, certes dans des montants modestes mais suffisants pour avoir un vrai décor, et payer une équipe... J’allais pouvoir ranger ma pelle, moi qui m’apprêtais à creuser un puits dans mon jardin, et à tourner avec une caméra prêtée... 
 


FINALEMENT, RENAUD RUTTEN N’A PAS TENU LE RÔLE PRINCIPAL... 

Non, il s’est blessé aux deux genoux, une semaine avant le début du tournage. Comme c’était les deux genoux à la fois, une blessure sans précédent dans les annales de la médecine belge, impossible pour le chirurgien de fournir à l’assurance un délai de revalidation. On nous avait dit : au moins 6 semaines couché, au moins 6 semaines debout mais immobile, au moins 6 semaines avec des béquilles. Pendant 36 heures j’étais KO debout, je notais dans mon scénario à côté des séquences : couché, debout, couché... J’imaginais tourner quand même, avec un acteur en rééducation...

Et puis j’ai cessé de faire de la restriction mentale et je me suis rendu à l’évidence : il fallait un autre acteur. J’ai appris que Jonathan était sur un film avec Matthias Schoenaerts, qui venait d’être reporté. J’ai tenté ma chance, il m’a dit oui en 20 secondes. En raccrochant je croyais avoir rêvé. J’avais approché Jonathan 18 mois plus tôt, il n’était pas disponible, et puis il avait une réluctance semi consciente à l’idée de passer plusieurs semaines au fond d’un puits. Mais c’était resté dans un coin de sa tête apparemment, parce que là, dans l’adrénaline, il a dit oui tout de suite. Il est arrivé deux jours plus tard avec une petite valise, dans le hall du bureau de production, il criait comme un camelot : « Acteur de remplacement ! Qui veut un acteur ? Thriller, comédie, drame, polar... Il fait tout, demandez, demandez... Allez-y Madame, touchez... » Avec mes chefs de poste, on s’est regardé, on était comme des miraculés, on n’y croyait pas.

La veille, on était en train de gérer un désastre économique et un film qui ne se ferait jamais. Et là on était reparti comme en 14. Paradoxalement, cet épisode difficile nous a mis dans une énergie positive pour tout le tournage : celle des miraculés à qui il ne peut plus rien arriver. Quant à Renaud, il a rebondi en créant un spectacle sur un homme en chaise roulante, intitulé « ça me fait une belle jambe », histoire de pouvoir continu à jouer, à gagner sa vie. Une leçon de courage qui a laissé baba toute la profession. 
 

COMMENT S’EST PASSÉ LE TRAVAIL AVEC JONATHAN ? 
Jonathan s’est jeté à corps perdu dans l’aventure, dans le puits, dans la psychologie atypique de Joe. Le jour même de son arrivée, il était déjà complètement dedans. Dans le côté « type insupportable mais à qui on pardonne tout »...
Le premier jour, je l’ai emmené sur le plateau voir sa maison, le puits, la maison de Blanche... Le soir on a fait une lecture du scénario, Jonathan connaissait déjà des dialogues par cœur, alors qu’il n’avait reçu le script que 3 jours plus tôt. Je donnais la réplique, il était complètement habité par Joe, son côté intransigeant, séducteur, vain... Mais avec une couche d’humanité dessous, qui va ressurgir peu à peu. 
Après avoir abordé les contradictions de Joe, toujours en contrôle, mais aussi toujours dans l’excès, il a fallu aller ensemble « apprivoiser » Joe dans ce qu’il a de plus intime, dans ces moments où il est mis à nu, face à Blanche, face à sa (sur)vie, seul au fond du puits. Pour des raisons de planning, il arrivait qu’en une journée on doive passer du 4ème jour au fond où il s’organise, au premier jour où Joe est tout fringant, limite agressif, puis au 7ème jour, où il n’est plus que l’ombre de lui-même. Tout ça dans le désordre... Très difficile pour un acteur, dans un lieu aussi étroit, avec une équipe de fourmis qui se presse autour de lui, de retrouver chaque fois la vérité du personnage. Et de devoir en changer trois fois par jour. 

VOUS CONNAISSIEZ BEN RIGA ? 

Oui, on habite le même village, dans le Condroz. Ben est professeur de théâtre, elle est conteuse, elle a de nombreuses cordes à son arc. Pendant toutes les années de développement je pensais à elle pour Blanche, sans lui en parler. Il ne faut pas user les comédiens avec les nombreuses remises aux calendes grecques. J’ai été la voir quand j’étais sûr de mon coup. Ben est quelqu’un de secret, de farouche.

En fait, elle est assez proche de Blanche dans son rapport aux choses : le contact permanent avec les bêtes, le refus de la modernité et de ce qui peut nous aliéner, le rapport au temps qui passe. Quand j’allais travailler avec elle, j’emportais ma petite caméra. Et au lieu de répéter les séquences, je la filmais en train de parler avec ses chats. Elle s’adresse à eux comme à des gentilshommes du 18
ème siècle, c’est magnifique. 

IL Y A AUSSI L’IMPROBABLE QUATUOR DE L’AGENCE IMMOBILIÈRE... 

Des bras cassés très attachants. Nous nous sommes inspirés de personnes qu’Emmanuelle, ma coscénariste, avait côtoyés pendant son bref séjour dans l’univers impitoyable de l’immobilier. Ça se passe exactement comme ça : le vocabulaire, le jeu sur les apparences, un côté superficiel et consumériste. Mais en même temps, il y a dans l’agence toute une série de valeurs qu’on ne soupçonne pas, et qui sont typiques de Joe : un esprit de corps, une connivence, un côté « à la vie, à la mort » entre les membres, les « mousquetaires »... Sans oublier Mimi, la secrétaire, et son rapport très complexe à Joe, mélange de maternité, de séduction, de soumission, de contrôle... 
Ils sont tous les quatre volontairement « bigger than life », mais avec chacun une psychologie, des côtés insupportables, mais aussi des côtés très attachants. 
 


LA MUSIQUE OCCUPE UNE PLACE PARTICULIÈRE...
 
Il y a bien sûr les morceaux existants, auxquels je suis très attaché. Alphaville « Big in Japan », « Comin ça va », « Vattene Amore », le tango de Carlos Gardel, Jacques Brel... Sans oublier notre chanson titre ! Tous ensemble, ils racontent aussi une histoire, un parcours. Il y a le côté à la fois culte et kitsch de Radio Chevauchoir, mais il y a surtout la puissance de ces chansons, et leur force à l’écran. Avec ma coscénariste nous avions mis au point une bande son idéale, déjà pendant l’écriture. Grâce à un gros travail au niveau de l’équipe de production, nous les avons eu (presque) toutes...
 
Et puis il y a eu l’aventure avec Stephen Warbeck. A priori nous n’avions pas le budget pour travailler avec un compositeur oscarisé (pour SHAKESPEARE IN LOVE)... J’ai fait des essais avec plusieurs compositeurs pendant le montage, mais c’était très difficile de trouver le bon style, le bon mélange. Et surtout il fallait que le puits existe comme un décor « actif », grâce à la musique. Un truc magmatique, presque subliminal, qui allait donner une impression de digestion progressive. C’est Alain Attal qui a convaincu Stephen, il lui a transmis sa passion pour « ce petit film belge, coup de cœur, étrange... »

Quand j’ai eu Stephen au téléphone, il m’a dit qu’il avait su qu’il allait le faire quand il avait vu la chèvre de Blanche. « J’ai la même à la maison », m’a-t-il dit. Stephen habite dans une ancienne ferme au sud de Londres, avec un bric-à- brac magnifique. Je crois que le côté « ancrage wallon » lui a bien plu, le côté vrai et intransigeant de notre chère Blanche, et donc du film.

 
On a été enregistrer à Abbey Road, vous imaginez ma tête, je me suis assis au piano avec lequel les Beatles ont enregistré tout Sergent Pepper’s. C’était magique ! 
Quand on a monté les musiques, on s’est rendu compte de tout ce qu’apportaient les morceaux de Stephen, qui pourtant ne sont pas omniprésents. Dans toute la seconde moitié, ils nous aident à assumer le côté « fable » de l’histoire. 

PARCE QU’AU FOND C’EST BEL ET BIEN UNE FABLE...
 
On pourrait dire que JE TE SURVIVRAI est une réflexion décalée sur la survie. Et donc sur la vie en général. Nous n’aurons pas tous à séjourner au fond d’un puits, Dieu merci. Nous n’aurons pas tous cette chance, pourrait-on dire. Nous n’aurons pas tous une vieille carne de voisine, pour nous poser des questions a priori idiotes sur notre mode de vie. Pour nous mettre en face de nos travers, de nos certitudes, de nos habitudes ou de notre prétention.

Nous n’aurons pas tous une vieille voisine qui n’a jamais entendu parler de STAR WARS pour comprendre le plaisir de raconter. De partager. Même depuis le fond d’un puits. Même avec la mort qui rôde, même avec des « miroirs chinois », et la voix de Jean-Pierre François qui vient vous tourmenter au moment d’un trépas pourtant bien mérité. 
 


Wawa Cinéma
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